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huitième édition trouve enfin en 1859 un traducteur français 2,raconte par le menu
les péripéties d'un organe dilaté en personnage qui écrit sa biographie. Les
épreuves qu'il subit de l'enfance à l'âge mûr emmêlent à qui mieux mieux
l'entreprise métaphorique. L'établissement d'une hiérarchie dans les organes,
vieille préoccupation humaine, se transforme, par l'appréhension stomacale, en une
analyse sociologique décapante. Ainsi verra-t-on l'organe du remplissage se
considérer au-dessus du cerveau, car il loge au rez-de-chaussée et le cerveau au
galetas. Et de déclarer : "bien plus : s'il séparait le bon du mauvais et digérait toutes
les matières qu'il reçoit avec autant de discernement que moi, il aurait plus de droits
qu'il n'en a eus jusqu'ici à me dédaigner comme il le fait"
3.

Oscillant de la machine (horloge, locomotive) à un univers en réduction où la
médecine plante des "arbres aériens", des "torrents circulatoires", des "champs de
bataille" et même parfois du substrat géologique (syphilis tertiaire), le corps
devient volontiers un habitat dès qu'il s'agit d'alimentation. Or, à l'époque qui nous
occupe, le problème du logement des populations brutalement urbanisées, fait de
cette métaphore un outil de communication politico-sociale extrêmement sensible et
révélateur.

Du logement à l'alimentation à bon marché, par exemple, la confluence ne
révèle pas seulement un souci d'économie distributive, mais fournit aussi des
éléments-clés pour comprendre le statut redéfini du corps dans une société où point
la consommation de masse. Les vertus sociales et symboliques que confère la
propriété d'un logement sont extensibles à celles qui caractérisent le corps des
logés. La propriété du corps, si souvent compromise par l'esclavage, est ainsi
perceptible dans une récurrence qui révèle une telle somme d'obligations, qu'on
hésite à parler de propriété. Les règles de l'urbanisme et de la construction
possèdent, comme on va le voir, leurs équivalents dans l'alimentation. Ainsi, les
conditions de jouissance de la chose-corps sont régies par des lois si multiples et si
coercitives, que le concept de propriété n'apparaît plus que dans une fragile
virtualité. Par exemple, aumoindre souffle, la perception du corps de l'ouvrier
sera ballottée de la "chair à mécanique"
4à celle de troupeau et même de haras. 5

Cette fugitivité conceptuelle du corps comme propriété de son habitantne doit
pas faire oublier que le corps-morceau de patrie, morceau de classe, ou morceau de
race, n'est qu'une ré-inventionpolitique de la chose individuelle qui se retrouve
ainsi perpétuellement sous la gomme du social.

Produite par une norme qui n'anticipe les choix qu'au fur et à mesure du fait et
qui est donc essentiellement plus conséquente qu'anticipatrice, l'image domestique
du corps appelle au dressage.


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2Nous avons consulté la 3e édition française de 1876. Paris, Baillières fils.
3Id., p. 12.
4Note de la police lilloise en 1858. Citée par P. PIERRARD dans La vie ouvrière à Lille sous le
Second Empire, 1965, reprise par MURARD et ZYLBERMAN dans Le petit travailleur
infatigable
, op. cit., p. 53.
5MURARD et ZYLBERMAN, op. cit., p. 175, (qui reprennent une expression de DUVEAU).

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