1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112

Ni Lycurgues, ni Solon n'arrivent plus à rivaliser avec cette construction politique idéale que représente la société des Cannibales polygames et nus où tout est paresse et abondance, abolissant ainsi toute l'utilité d'une civilisation, et qui met en cause ses pratiques instituées: la tyrannie136, la torture137, la guerre et l'usure qui sont autant de façon de dévorer son prochain, d'une manière bien plus ignoble et cruelle que ne le font les sages Indiens.

Le Brésil est donc cet espace distant et onirique où les conflits se règlent par l'honneur, où la chair devient un langage et le cannibalisme un symbole. La matérialité des faits y est refoulée pour ne se réincarner qu'au retour en métropole où le cannibalisme symbolique dans les institutions dévoile toute l'horreur de son allégorie.

Le thème devînt une obsession, ainsi que le symptôme de cette ère de découvertes, de savoir et donc de contestation, qui s'est regardée elle-même avec crainte et a projeté son angoisse, ses manques de repères, sur un lieu commun de la fantasmagorie.

Lorsque l'assurance et la foi de l'homme en lui-même furent regonflés par l'ampleur des progrès de la raison et des techniques, l'obsession et la symbolique du cannibale régressèrent pour ne redevenir qu'un ressort de l'altérité et du sauvage. Amorcée chez les protestants138, le déclin du cannibale accompagne la lente liquidation de la "névrose infantile" chrétienne, rappelant ainsi les liens étroits reliant la religion et le cannibalisme. Privé de sa surdétermination religieuse et de son action anxiolytique, le thème du cannibale rejoint à nouveau celui du primitif.

Lorsque Montaigne à propos du sac de la ville de Rouen 139utilise la figure des cannibales tupinambais, la parole du sauvage est celle d'un égal qui exerce une fonction critique. Reçus par le Roi pour un long entretien, leurs réactions dénoncent les injustices flagrantes et les disparités criantes de cette société française si civilisée.

Lorsque Flaubert en décembre 1853 rencontre dans la même ville de Rouen des Cafres cannibales d'Afrique du Sud, ce ne sont plus que des animaux hirsutes accroupis dont la parole est un cri inarticulé et la rencontre un simple spectacle de foire, payant, et qui n'attire guère que quelques ouvriers.

IMAGE imgs/meyer01.gif
136Le tyran mange son peuple: demovore chez les Grecs
137"une cuisine du vivant" , d'après MONTAIGNEop. cit.
138DEFOË en est une bonne illustration
139Répression de la commune protestante par les troupes du duc de Guise et du connétable de Montmorency, en novembre 1562.

80