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Le ferment, enfin, clôt cette trilogie de l'aliment sacré dont il est
l'aboutissement. C'est par le ferment que l'accès est possible vers l'aliment régénéré,
celui qui régénère aussi le consommateur lui-même: la nourriture deux fois née qui
donne accès à l'immortalité. Le meurtre du germe qui se décompose dans l'eau puis
fermente pour ressusciter: voilà le chemin d'un aliment civilisé. Bière, hydromel, pain
et vin sont les symboles civilisateurs des sociétés qui les ont adoptés. Toujours, le fruit
ou la graine noyé qui accède à l'état supérieur, est le symbole de la société civilisée et
une ligne de démarcation qui isole le barbare, le sauvage, le naturel.
Il n'est pas question ici d'engager une vaine polémique sur l'influence de la
fermentation sur la formation de la pensée religieuse, notamment sur ce concept
fondamental, et somme toute étrange, de résurrection; même si l'exemple néolithique
montre que ce ne serait pas la première fois qu'en élément alimentaire ou un événement
agricole fonderait une métaphysique.
Quoiqu'il en soit, la réciproque est vrai en matière rhétorique: à savoir que le
concept religieux de résurrection s'alimente abondamment d'exemples et de paraboles
sur le ferment. Ce qui n'est pas qu'une simple péripétie vocabulaire car la
problématique de la consécration ou non d'une nourriture fermentée, dans tel ou tel
rituel sacrificiel, ayant servi de prétexte à faire couler bien plus de sang qu'il ne fera
jamais couler d'encre.
La civilisation romano-chrétienne s'est ainsi trouvée confronté à une conception
mystique de l'aliment qui était bien établie dans les moeurs des populations qu'elle
entendait régenter. Or si les droits antiques et les religions polythéistes s'en
accommodaient sans que cela posât trop de problème, la réunion en une seule
civilisation de deux théories championnes de l'abstraction (le droit romain et le
christianisme) posait un problème de compatibilité majeur avec des pratiques qui
relèvent d'une matérialité qui leur être complètement étrangère. Mais ce n'est, en partie,
qu'une semblance: le christianisme sait couper son vin quand il y est obligé, le temps de
préparer le terrain à l'hégémonie du droit laïc.
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