Université Paris X - NANTERRE

1ère année de DEUG - UP 2 : Histoire du droit

(2e semestre de l'Année 2000-2001) - Ière partie, titre I, chapitre 1, section II


(rappel : chapitre 1 - Le pouvoir patriarcal domestique)

 

 ¶ II - Le pouvoir de vie et de mort

 

§ 1 - Le titulaire du pouvoir

A - Le pouvoir de fait de la femme

  • Il est tout à fait remarquable que les législations pénales de l'Orient antique ne prévoient qu'une seule hypothèse en matière d'avortement. Réserve faite de la Bible, dont vous verrons bientôt les problèmes qu'elle pose, l'hypothèse envisagée est celle où des hommes se battant dans la rue (hypothèse incluant toutes les violences involontaires), bagarre à l'occasion de laquelle une femme enceinte est bousculée. Sont alors distingués deux cas :
    • - soit le choc cause un avortement, et alors la sanction est une indemnité pécuniaire à verser au "maître" de la femme, époux, père, beaux-père, ou propriétaire de l'esclave.
    • - soit l'accident cause la mort de la femme, et alors c'est la peine de l'homicide qui s'applique.
  • Il en ressort deux choses, aussi importantes l'une que l'autre. D'abord que l'avortement volontaire ne se produit jamais hors de la maison familiale : l'Antiquité a toujours envisagé l'avortement comme relevant, non pas des lois de la cité, mais des lois de la maison. On voit par ailleurs que l'avortement n'est considéré que comme un dommage corporel, alors que seule la mort de la mère apparaît comme un homicide.
  • C'est maintenant qu'il me faut faire intervenir le texte de la Bible, le seul texte où il y soit question d'un avortement provoqué par une intervention humaine.
  • Lorsque Les Editions du Cerf publièrent, sous l'imprimatur du 29 octobre 1955, la première édition de La Bible de Jérusalem (c'est-à-dire. traduite en français sous la direction de l'Ecole biblique de Jérusalem), l'unique texte qui envisageait une hypothèse d'avortement causé par l'homme (Exode 21, 22-25), le lecteur pouvait trouver ce qui suit :
      "22 Lorsque des hommes, au cours d'une rixe, bousculeront une femme enceinte qui de ce fait avortera, mais sans en mourir, l'auteur de l'accident devra payer l'indemnité imposée par le maître de cette femme et il la paiera par l'intermédiaire d'arbitres.
      23
      Mais si elle en meurt , tu donneras vie pour vie,
      24 oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied,
      25 brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie."

    L'édition de 1998 de La Bible de Jérusalem , présente au fidèle, toujours sous le même imprimatur du 29 octobre 1955, un texte qui signifie rigoureusement l'inverse :

 

"22 Si des hommes, en se battant, bousculent une femme enceinte et que celle-ci avorte mais sans autre accident , le coupable payera l'indemnité imposée par le maître de la femme, il paiera selon la décision des arbitres.
23
Mais s'il y a accident , tu donneras vie pour vie, oeil pour oeil, etc."

  • Même s'il était avéré que la traduction la plus récente présente plus de garanties scientifiques, il n'en resterait pas moins que le Catholique français est maintenu dans l'ignorance de deux choses. D'abord que le texte qu'il considère comme authentique peut avoir, selon les éditions, une signification radicalement inverse. Ensuite que le seul texte considéré comme authentique par Rome s'est longtemps opposé à l'actuelle doctrine romaine de l'assimilation de l'avortement au meurtre, non seulement parce que le texte de la Vulgate (traduction latine de Saint Jérôme, à l'articulation des IVe et Ve siècles, reconnue comme texte authentique par le Concile de Trente) distingue l'avortement de l'homicide, mais aussi parce que l'Eglise a toujours condamné l'avortement, même dans la période qui, selon Aristote repris par Thomas d'Aquin, précédait l'animation du foetus (40 jours pour les garçons, 80 pour les filles), donc où l'être humain, selon cette théorie, n'existe pas encore.
  • En fait, ce qui ressort essentiellement de l'histoire du droit antique est que l'avortement, ainsi que tout ce qui touchait à la contraception et à la gestation, relevait des lois de la maisons, domaine où les choses essentielles se réglaient entre l'autorité institutionnelle du père et la position stratégique de la mère. Pendant des millénaires, tout ce qui touchait à la contraception et à l'avortement releva essentiellement du "secret dans le secret" : du secret des femmes dans le secret des familles.
  • C'est d'ailleurs ce que signifie le serment d'Hippocrate. Le médecin était le seul homme admis à pénétrer le secret dans le secret. On est pratiquement certain que, sauf cas d'intervention chirurgicale, jamais un médecin de l'Antiquité n'a touché les parties génitales d'une patiente. Leurs ouvrages de gynécologie, inauguré par Le traité des maladies des femmes d'Hippocrate doivent presque tout aux confidences des patientes, des sages-femmes et des matrones, à l'observation des femelles animales et, parfois à leurs relations intimes avec leurs épouses ou compagnes.
  • En revanche les femmes possédaient un savoir considérable, transmis oralement, pour tout ce qui concernait les aphrodisiaques, les contraceptifs et les abortifs. Les fumigations, mais surtout les pessaires imbibés du produit adéquat, étaient les techniques les plus souvent utilisées par elles. On comprend alors pourquoi Hippocrate s'interdisait de prescrire le pessaire abortif alors qu'il pratiquait les avortements avec d'autres procédés (entre autres la gymnastique violente). C'est pourquoi son serment lie deux interventions, qui toutes deux sont dangereuses lorsqu'elles ne sont pas pratiquées par des spécialistes :
    • l'opération de la taille (enlèvement du calcul urinaire) pour laquelle il y avait toujours eu des spécialistes ne pratiquant que cela
    • la prescription du pessaire abortif, domaine dans lequel les femmes possédaient un savoir sans commune mesure avec celui de l'homme, fût-il médecin
  • En fait la question essentielle était celle du pouvoir de fait de la femme, en pratique difficilement contrôlable ni par le père ni par le médecin, et le pouvoir de droit de vie et de mort que la cité reconnaissait au père, pouvoir qui devenait ainsi un droit. On le voit déjà dans le texte biblique : celui qui a autorité sur la femme (mari, beau-père, maître de la servante ou de l'esclave) est celui qui touche l'indemnité ou qui peut réclamer la vengeance. En outre l'unicité du texte biblique est en soi une confirmation.
  • On comprend aussi pourquoi, dans l'immense production littéraire du droit romain, seuls quatre passages concernent l'avortement :
    • l'un dans le contexte révolutionnaire de la fin de la République, au début du Ier siècle av. J.-C. ("Lois sur les bandes de tueurs et les empoisonnements") : comme un avortement pouvait être une catastrophe dans une famille voulant imposer politiquement sa descendance, quelques matrones empoisonneuses et avorteuses avaient été embauchées pour tuer des hommes politiques ou/et pour les priver de descendance.
    • Le second texte romain n'est qu'un simple témoignage de Cicéron signalant la condamnation à mort d'une femme qui à Milet (en Ionie) avait été soudoyée par les héritiers de son mari afin que, par un avortement, elle le prive d'un successeur en ligne directe. L'affaire confirme ce qui apparaissait déjà dans la Bible, et qu'on trouvait en outre dans la philosophie grecque qui préconisait l'infanticide quand on n'avait pas pu faire d'avortement : le droit antique ne faisait pas de l'avortement une affaire publique, mais quelque chose qui se réglait dans l'intimité familiale.
    • Le troisième va exactement dans le même sens : un rescrit impérial prévoit, au début du IIIe siècle, un exil temporaire pour la femme qui a provoqué son avortement, parce qu'elle a "privé frauduleusement son mari d'une descendance".
    • Les choses changent au IVe siècle du fait de l'influence chrétienne : les Sentences de Paul prévoient pour un avortement causé par un poison, la condamnation aux mines pour les pauvres, l'exil dans une île et la confiscation d'une partie du patrimoine pour les riches.
  • L'obstacle essentiel pour réprimer l'avortement, et aussi l'infanticide, était le secret dans le secret (le secret des femmes au sein du secret des familles). C'est pourquoi, en 1556, le roi de France Henri II promulgua une ordonnance qui prévoyait la peine de mort pour les femmes qui avaient dissimulé une grossesse dont le fruit était un enfant mort.
  • C'était, au moins pour la France, le point de départ d'une transformation de l'avortement et, en général de la gestation, d'affaire domestique en affaire d'Etat.

B - Qu'est-ce qu'un père?

  • Il s'impose de définir le père avant d'envisager son droit. Car définir le père n'a rien de simple.
  • Prenons comme point de départ de notre réflexion le droit romain. Il y apparaît qu'un père (pater, patres au pluriel), même s'il a engendré tout ou partie de ceux qu'il domine, exerce une fonction, au même titre qu'un roi, un magistrat, etc. Le mot dont est issu ce que nous appelons le père, désignait à l'origine le chef, peut-être élu, d'une gens, c'est-à-dire d'un groupe de familles ayant le vague sentiment d'avoir un ancêtre commun. C'est pourquoi la langue latine distinguait rigoureusement le père (pater) du géniteur (genitor). Un pater avait autorité sur sa famille par le sang et, parfois, par alliance, mais aussi sur ses esclaves ses serviteurs, ses animaux et aussi ses biens parce que, à l'origine, la notion de père ne distinguait pas nettement de celle de propriétaire : c'est parce qu'on était un pater qu'on avait à la fois la puissance paternelle (patria potestas) sur certains humains et le dominium sur certains biens. En revanche, son fils, lorsqu'il est géniteur d'enfant n'est pas leur pater : c'est sa mort qui fera de son fils un pater.
  • Toute autre est la définition biblique du père. Pour la Bible, un père est d'abord un géniteur, parce que le père est celui qui, par l'intermédiaire de ses ancêtres mâles, a reçu de Dieu un fluide vital à transmettre.
  • Le problème est que la civilisation occidentale est héritière de ces deux cultures. Contentons-nous ici, en gardant à l'esprit que la rencontre avec la Bible aura lieu un jour, d'envisager le père tel que l'antiquité grecque et, surtout, romaine, l'avait perçu.

C - Le pouvoir de droit du père

  • Dans ce domaine, le père possède un pouvoir dans le cadre des lois de la maison, mais qui devient un droit du fait que, à la différence du pouvoir de la mère, il est consacré par les lois de la cité.
  • Dans le cadre des lois de la maison, le pouvoir du père est fortement mis en scène (d'où sa transformation en droit), parce qu'il est à l'origine beaucoup plus limité que celui de la mère. Dans le cadre domestique, les femmes possèdent tous les secrets qui permettent à l'enfant de naître : aphrodisiaques, produits ou techniques anticonceptionnels ou abortifs, etc. En d'autres termes, lorsqu'on présente un nouveau-né au père, c'est que les femmes l'ont bien voulu. On comprend ainsi l'importance de la mise en scène dans l'affirmation du pouvoir (devenant droit) de vie et de mort du père de famille.
  • La mise en scène est déjà présente, lorsque, face à un public plus large que la famille (pour que la cité soit impliquée et que son pouvoir devienne un droit), le père fait ce geste solennel d'élever dans ses bras le nouveau-né (il vivra) ou de le poser à terre (il sera abandonné et, très souvent, périra).
  • Signalons aussi la plus solennelle des formalités d'adoption, telle qu'Aulu-Gelle nous la décrit au IIe siècle de notre Ere dans les Nuits attiques. L'adoptant déclarait qu'il adoptait à la fois comme père et comme mère. Rien n'indiquait plus clairement que la mise en scène venait gommer le pouvoir réel qu'avait la mère dans l'apparition de l'être humain.
  • Ceci dit, lorsque les êtres étaient nés, accueillis ou achetés dans une famille, le pouvoir/droit de vie et de mort du père était une réalité. Non seulement le père romain a toujours pu rendre la justice à l'intérieur de la famille, mais encore, lorsqu'un des membres de celle-ci était condamné par la cité il pouvait se voir imposer de l'exécuter, à moins qu'il n'en prenne lui-même l'initiative : certains des condamnés de la conjuration de Catilina furent exécutés par leur propre père qui en avait fait la demande.
  • Faute de pouvoir développer toutes ses implications, signalons cependant le fondement profond du droit de vie et de mort. Dans l'Antiquité, il en est surtout question lorsqu'un prince exerce son droit de grâce. C'est en fait beaucoup plus un droit de vie qu'un droit de mort : celui qui vous avez gracié alors que vous auriez pu le tuer vous doit la vie. Tuer est trivialement humain, ne pas tuer alors qu'on aurait le droit de le faire est la seule façon humaine, quand on reste dans le domaine matériel (nous verrons que le doit permet de créer dans l'immatériel), d'être un créateur.
  • Le fait que le droit du père soit essentiellement une mise en scène laisse entendre qu'il peut-être menacé physiquement par son fils. Or un fils, à Rome peut très souvent être tenté de tuer son père parce qu'il n'obtiendra sa pleine capacité juridique que lorsque son père sera mort. C'est pourquoi le parricide était à la fois une obsession des fils (attestée par la littérature latine) et, par voie de conséquence mais aussi parce que le parricide mettait en cause tout le système, l'objet d'une répression atroce. En mettant le parricide dans un sac avec des animaux et en le jetant ainsi à la mer, on lui faisait prendre le chemin inverse de celui qui justifiait les ensevelissements en position foetale : il se retrouvait dans un liquide amniotique où l'on sortait de l'espèce humaine.

D - Liens avec notre époque

  • En ce qui concerne la survie du droit de vie et de mort, signalons sa forme atténuée dans la tolérance coutumière des corrections physiques. En fait, l'Etat s'est progressivement substitué au père Sous l'Ancien Régime, les lettres de cachet permettaient de faire incarcérer un fils récalcitrant (dans la Bible, déjà, l'assemblée des Anciens pouvait être le dernier recours en ce domaine, avec la lapidation comme sanction). Le code civil légalisa la correction avec intervention de l'Etat en permettant au père de faire placer son fils dans une maison de correction (art. 375). L'incarcération paternelle ne survécut pas à la Troisième république et la notion même de droit de correction fut remplacée, au début de la Cinquième république par celle d'assistance éducative (ordonnance du 23 décembre 1958).
  • En ce qui concerne la répression du parricide, signalons la sauvagerie des supplices dans les affaires de régicide et la survie de la mutilation, jusqu'en 1832 dans le droit français, uniquement pour le parricide (mutilation de la main avant l'exécution capitale).

 

§ 2 - Les victimes

 

A - Epouse

  • On s'est trop longtemps contenté d'une image caricaturale où le chef de famille avait un pouvoir absolu sur sa maison/famille sans qu'il y ait de distinction entre les personnes et les choses . A Rome, "l'honneur de la matrone" (l'épouse d'un père de famille) n'était pas l'indice d'un dérèglement de la société romaine à la fin de la République, mais la preuve du rôle important de l'épouse du chef de famille dans le droit le plus archaïque. Le censeur romain, ce magistrat unique en son genre parce qu'au carrefour de toutes les normativités (morales, économiques, juridiques, etc.), pouvait destituer un sénateur coupable d'avoir traité son épouse comme une simple femme attirante et avoir oublié qu'en l'embrassant devant ses enfants il remettait en cause la fonction d'associée dans la gestion familiale que la société antique conférait à la gardienne des lois domestiques.
  • Cependant le droit de vie et de mort du père de famille concernait bien les femmes et donc sa propre épouse. Il est vrai que les auteurs latin nous signalent comme un archaïsme disparu depuis longtemps le droit pour un père de famille d'exécuter une femme ayant bu du vin (probablement un antique sacrilège où le vin était assimilé au sang masculin). Pourtant, dans son principe, le droit subsista à Rome : dans l'affaire des Bacchanales, que nous verrons bientôt, les femmes coupables furent, sur l'ordre des autorités publiques, exécutées par le pater dont chacune dépendait (en tant que fille, petite fille mais aussi épouse, bru, etc.)
  • La tolérance en ce qui concerne les violences conjugales (du fait du mari) fut l'ultime séquelle de l'antique droit de vie et de mort. Son dernier bastion est tombé, il y a vingt ans, lorsque la jurisprudence française accepta enfin l'idée que le viol conjugal était possible, alors que la Cour de cassation, en 1910, le jugeait inconcevable. D'ailleurs il n'est pas certain que tous les juristes en aient réellement accepté l'idée.
  • Notons aussi la difficile disparition d'un tabou, concernant la situation du mari battu, où la femme ajoute à sa puissance biologique la puissance mécanique (éventuellement à l'aide d'une arme).
  • Autant la violence à l'égard de l'épouse fut longtemps considérée comme étant dans l'ordre des choses, autant l'existence d'un mari battu fut toujours un scandale mettant en cause la répartition des forces humaines (puissance biologique d'un côté, force mécanique de l'autre). Pourtant, le mari battu ne viole pas l'ordre naturel. On se souvient des inquiétudes masculines face au statut du mâle chez les abeilles : un mâle battu, affaibli, humilié par la femelle. Il ne faut pas retrouver, dans la maison des hommes, la situation qu'on constate dans la ruche. Avant la civilisation par la cité, la domestication par la maison doit produire une mise en forme de la matière humaine où le mâle domine. Face au scandale du mari battu, la société pénètre les intimités pour sanctionner où, à l'inverse, censurer la chose si on lui découvre une ampleur digne de donner un résultat statistique. C'est ainsi qu'en France, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, outre les mises en scènes comiques du théâtre et de la littérature populaire, et la sanction folklorique du charivari (tapage nocturne et injurieux), les maris battus ont été pénalement condamnés à la sanction infamante de la "course de l'âne" (chevaucher une âne à l'envers).
  • Quant à la censure des réalités statistiques, je fais référence au fait que, sans se concerter, les universités de plusieurs Etats américains avaient entre les années 1970 et 1990 fait des recherches sur les violences conjugales, en particulier celles qui étaient consignées sur les registres des urgences hospitalières, et que leurs travaux donnaient tous le même résultat : entre 38 et 39% des violences conjugales étaient le fait des épouses. Une telle science était sacrilège, au point que des chercheurs gardèrent leurs découvertes secrètes, et que d'autres allèrent même jusqu'à les publier sélectivement, en ne gardant que ce qui concernait les violences faites aux femmes .

B - Enfants

  • Réservant à une rubrique particulière la question de la pédophilie, notons que ce qui domine en la matière est un principe sacrificiel, selon lequel on pourrait faire don de la vie de son enfant. Inutile de revenir sur l'enseignement biblique (où alors il faudrait y consacrer une énorme littérature) selon lequel le meurtre ne doit pas s'accomplir. C'est ce qui assimile à un créateur le père (plus généralement l'ascendant) qui ne tue pas : en tuant on perd le pouvoir de tuer, donc on perd aussi le pouvoir créateur. C'est ainsi que se justifie, dans les lois de la maison, le pouvoir de correction physique des parents, et surtout du père (toujours le même problème : même si, statistiquement, les violence de la mère sont les plus fréquentes, ce sont celles du père qui sont en cause).
  • Nous avons vu que l'assistance éducative de l'Etat s'était finalement substituée à la correction paternelle. Cela c'est fait malgré une opinion publique qui, tributaire inconsciemment de l'antique pouvoir de vie et de mort, fut et reste encore très largement complice des violences abusives commises dans les familles.
  • Il n'y a pas plus d'un siècle que les observateurs sociaux ont pris conscience du problème. L'inconvenante interrogation se formula d'abord dans la médecine légale : comment se fait-il qu'on n'ait pas prévu une incrimination spéciale pour le meurtre de son propre enfant? Comment expliquer que la seule chose qui distingue ce crime de l'homicide ordinaire soit la grande indulgence des jurys d'assises? Pourquoi existe-t-il un crime particulier, l'avortement, lorsqu'on interrompt la vie d'un foetus, une incrimination spéciale, l'infanticide, pour l'homicide du nouveau né, alors qu'aucune infraction pénale ne protège particulièrement l'enfant mineur contre ses parents? Mais si un tel crime devait exister, comment l'appellerait-on? En 1892, le médecin Émile Dumas, avait retenu un terme qui commençait à s'imposer dans la médecine légale, le "libéricide" (du mot latin liber, l'enfant né libre : ni esclave, ni affranchi), mais avec cette réticence particulièrement significative : "libéricide ressemble trop à liberticide" ! Cette limitation du pouvoir homicide ne risquait-elle pas d'apparaître comme une nouvelle entrave à la liberté des familles? Pourtant, les expertises publiées par Émile Dumas montraient des crimes horribles, avec des détails qui auraient déchaînés les passions si de tels actes avaient été commis par d'autres que les parents (par exemple des brûlures à l'acide nitrique). En outre, les actes criminels situaient le parent coupable dans le schéma-type du monstre, meurtrier et pervers sexuel. Selon la froide statistique des rapports, la localisation des blessures signalait, après la tête, la zone allant de la ceinture aux cuisses, avec un acharnement particulier sur les parties sexuelles : de quoi susciter un appel au lynchage si le coupable avait commis de telles abominations sur un autre enfant que le sien.

C - Esclaves et assimilés

  • Evidemment, tant en ce qui concerne les violences que les abus sexuels, l'esclave, homme ou femme, est à Rome le premier exposé.
  • Ajoutons ceux qui sont assimilés, à savoir le nexus (nexi au pluriel), celui que ses dettes ont réduit en un état proche de la servitude (un citoyen romain ne pouvait être vendu comme esclave qu'au delà du Tibre : trans Tiberim, l'actuel quartier romain du Trastevere). Le plus à plaindre était en ce domaine le "voleur manifeste", celui qui avait été pris en flagrant délit. Le volé pouvait en faire ce qu'il voulait : le vendre comme esclave au delà du Tibre, le tuer ou... le violer. Le Priape, cette espèce de nain de jardin obscène qui protégeait les potagers, avertissait par une inscription que le voleur serait violé par le maître des lieux ou, offense suprême, par ses esclaves.
  • La question conduit à envisager maintenant le problème particulier de la pédophilie, avec cette indication initiale : dans la société romaine, où l'enlèvement et le viol faisaient partie des hauts faits historiques (voir l'enlèvement des Sabines), le droit du maître sur l'esclave impliquait nécessairement l'abus sexuel : la question de la pédophilie servile n'apparaissait pas comme un sujet digne d'intérêt. A l'inverse de la situation contraire, où l'esclave dominait sexuellement une femme libre et, pire encore, un homme libre : dans un tel cas, le citoyen romain était frappé d'infamie, parce qu'une telle situation mettait en cause l'ordre social de Rome où, dans le domaine sexuel comme ailleurs, il devait y avoir les dominants (hommes libres) et les dominés (femmes et esclaves).

D - La pédophilie

  • Le mot est récent mais la question n'a pas d'âge. Disons pour commencer que le sujet se rattache au pouvoir sacrificiel de la famille sur l'enfant, et que ce que nous appelons aujourd'hui la pédophilie est toujours apparue comme le "mal venu d'ailleurs".
  • Dans la Bible, livrer ses enfants à la concupiscence d'une foule en rut pouvait être un devoir sacré qu'imposait les lois de l'hospitalité (pour faire échapper ses hôtes à des sévices sexuels).
      "Ecoutez : j'ai deux filles qui sont encore vierges, je vais vous les amener : faites-leur ce qui vous semble bon, mais pour ces hommes, ne leur faites rien, puisqu'ils sont entrés sous l'ombre de mon toit" (Genèse, 19, 8).

      "Puisque cet homme est entré dans ma maison, ne commettez pas cette infamie. Voici ma fille qui est vierge. Je vous la livrera Abusez d'elle et faites ce que bon vous semble, mais ne commettez pas à l'égard de cet homme une pareille infamie" (Genèse 19, 23-24)

  • On voit se manifester ici, très clairement, le prolongement du pouvoir sacrificiel. Le pouvoir disposer de la vie de l'enfant, sans que le meurtre se produise, semble entraîner a fortiori le pouvoir d'en disposer sexuellement, sans que l'inceste se produise : donc d'en disposer à l'extérieur de la famille par le sang (le mariage imposé ou "arrangé" par les parents est l'ultime séquelle de ce pouvoir sacrificiel).
  • Ce n'est donc pas l'abus sexuel en soi qui est mis en cause, mais le fait que l'enfant soit la victime du mal venu d'ailleurs, que l'usage sexuel de l'enfant entraîne une consécration à une divinité étrangère. C'est ce qu'enseigne très clairement, à Rome, l'affaire des Bacchanales. Nous sommes en 186 av. J.-C. La mère du jeune Aebutius décide, pour respecter un voeu, de consacrer son fils à Bacchus. Mais Aebutius apprend que le rituel lui impose la déshonorante pratique de l'homosexualité passive et entre si violemment en conflit avec sa famille que l'anecdote devient une affaire d'Etat dont Tite-Live fit un récit dramatique, qui donna lieu à deux senatus-consultes et qui entraîna la condamnation, dans la plupart des cas à la peine capitale, de sept mille personnes! On ne retrouvera pas, à Rome un autre cas d'exécution aussi massives avant la persécution des Chrétiens.
  • Une affaire d'une telle ampleur ne s'explique pas uniquement par la crainte de voir de jeunes aristocrates contraints à une pratique sexuelle réservée aux esclaves. Les Bacchanales furent une affaire d'Etat parce que les magistrats et les sénateurs virent le dieu grec Dionysos derrière Bacchus, son compère romain, ce Dionysos de l'Italie du sud hellénisé qui aurait pu détourner les jeunes romains des traditionnels rites de passage, lesquels, à l'inverse des Bacchanales, affirmaient leur citoyenneté en glorifiant leur vigueur phallique. Dionysos fut, dans la Rome de ce temps-là, la première incarnation du mal venu d'ailleurs (de nos jours, et à ce sujet, l'"Internet pédophile" semble en être la dernière personnalisation).
  • Ensuite, et jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, ce fut le grand silence sur ce sujet. Il faut cependant noter deux choses. D'abord qu'à Rome l'usage sexuel de l'enfant esclave est considéré comme normal. Ensuite que l'actuelle guerre contre la pédophilie montre depuis peu ce qu'on dissimulait avant : que les cas les plus nombreux sont à l'intérieur des familles. Ce qui s'est joué depuis deux siècles fut donc de lever, sur cette question, le secret familial qui protégeait les coupables.
  • Il y a quarante ans, Philippe Ariès attirait l'attention sur l'émergence de l'enfant en tant qu'individu. Il va de soi qu'ainsi individualisée, la personne de l'enfant interrogeait nécessairement la société au chapitre d'abus sexuels dont l'essentiel était dissimulé par le grand secret des familles. C'est ainsi qu'on peut percevoir, depuis, le XVIIIe siècle, une certaine façon d'approcher la pédophilie en son noyau familial, par ce qu'on pourrait appeler une manoeuvre d'encerclement.
  • On a relevé que les premières condamnations ont en ce domaine frappé des proches (voisins, bande villageoise, compagnons de travail, maîtres, etc.) . Le monde des proches était une extension de la famille, mais moins que le milieu scolaire qui est apparu et s'est confirmé, à la fois comme une famille artificielle (d'où la constante d'une solidarité corporatiste, en particulier dans les institutions religieuses), et aussi comme le prolongement de la famille naturelle (d'où cette autre constante de la solidarité familiale avec les institutions scolaires et les mouvements de jeunesse). Ainsi, le fait que les abus sexuel des maîtres soient de plus en plus poursuivis doit être interprété comme une progression de la répression à l'intérieur des zones d'ombre entretenues par le milieu familial.
  • La "pédophilie des pédagogues" est apparue, dans la France du XIXe siècle, comme l'un des thèmes polémiques de la confrontation, sur le terrain scolaire, entre une éducation qui devenait nationale (d'abord sous le nom ambigu d'Université) et l'Eglise qui entendait maintenir sa position dans l'enseignement, tant privé que public . Dans la dernière décennie du Second Empire, soit vingt ans avant la guerre scolaire de la Troisième République, ce qu'on n'appelait pas encore la pédophilie fut souvent un argument de poids utilisé par les partisans d'un enseignement public réservé à un personnel laïque.
  • En fait la querelle de la laïcité scolaire masque ici le véritable problème. Quand on imagine le scandale que représentait alors le fait qu'un ecclésiastique soit condamné au bagne (il y eut des cas), on comprend - sans excuser - la complicité qui, du côté de l'Eglise catholique, protégeait le prêtre ou le religieux pédophile. Mais retenons surtout le silence, voire la solidarité des familles, tant en ce qui concerne les violences que les abus sexuels, silence et solidarité qui sont toujours d'actualité et qui, parfois, émeuvent les médias . D'un tel phénomène la signification se profile en contraste, quand on le confronte au fait que la "pédophilie des pédagogues" est l'une des accusations que les Indiens du Canada expriment avec le plus d'insistance, au point de demander des excuses et des dédommagement à l'Eglise catholique (démarche de Phil Fontaines, leader des communautés indigènes du Canada, en 1998) . Pour les mêmes faits, on voit alors, d'un côté, des familles incluant la violence et les abus sexuels des maîtres dans une discrétion qui confine à la complicité et, de l'autre, une population percevant dans les institutions scolaires un complot visant, d'abord, à rendre les enfants étrangers à leur famille, pour finalement détruire sa culture. Quel que soit le contenu respectif de chaque dossier, l'un répond à l'autre en réimprimant la pédophilie en son image du mal venu d'ailleurs.

 

 

 

 

 


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