Université Paris X - NANTERRE

Maîtrise : Histoire de l'administration publique

(1er semestre de l'année 2000-2001) - 2e partie, titre III, chapitre 2


Chapitre 2

La sécurité alimentaire

 

¶ I - Les falsifications

 

§1 - Les principales falsifications

 

A - Le lait

  • Le lait apparaît en premier dans le parcours vital de ces mammifères aux nombre desquels l'homme se range. Inspiré par le naturalisme du XVIIIe siècle, le discours favorable à l'allaitement maternel devra attendre le XXe siècle pour trouver sa véritable audience. Le XIXe siècle est la grande époque des nourrices, trop souvent traitées par les familles et par les médecins (qui les examinent et les gouttent, authentiquement) comme de simples productrices de produits alimentaires. Dans les familles aisées, le nouveau-né tétait sa nourrice ou était alimenté par un lait frais que ses parents achetaient à prix d'or chez l'une de ces fermières qui, dans les campagnes proches des grandes villes ou dans le pourtour parisien, élevaient des vaches à destination directe de la consommation urbaine. Mais était-on déjà certain, quand on n'avait pas assisté à la traite, que la fermière n'avait pas ajouté de l'eau?
  • Le "mouillage" du lait est aussi ancien que sa commercialisation. Mais la fraude prit, au XIXe siècle, des proportions considérables : il suffisait de comparer la constance du nombre des producteurs et l'augmentation de la consommation (entre autres, à Paris, du fait de la généralisation du goût pour le café au lait) pour percevoir la fraude comme une évidence mathématique. Du producteur au consommateur, tous les intermédiaires peuvent rajouter de l'eau. Cependant le produit final risque d'être bien insipide. Quelle tentation, alors, d'y ajouter un produit donnant de la saveur, voire de la couleur! En rajoutant de tels produits, naturels ou chimiques, la fraude quantitative devenait qualitative, avec tous les risques sanitaires qu'elle impliquait.

B - Le vin

  • Le vin est à signaler en deuxième position, du fait de son importance alimentaire et culturelle dans l'Occident antique et, plus encore, dans l'Occident chrétien. Partout où s'implanta le Christianisme (catholique, faut-il préciser à partir de la Réforme) le vin fut une nécessité religieuse (Eucharistie) : si on ne pouvait pas le transporter, il fallait pouvoir produire, entre autres dans les pays de missions. La transplantation missionnaire de la vigne fut parfois une remarquable réussite (vignes des Franciscains en Californie et celles des Jésuites en Australie). Mais, dans de nombreux cas, on pouvait se demander si le produit local était vraiment du vin. C'est la raison pour laquelle le droit de l'Eglise fut le premier à définir ce que devait être ce vin susceptible de devenir le sang du Christ : toute une jurisprudence se développa à ce sujet (par exemple : peut-on faire du vin avec des raisins de Corinthe?).
  • La falsification du vin est aussi antique que le mouillage du lait, mais sa détection est beaucoup plus délicate car, à la différence du lait, le vin n'est pas un produit naturel. La nature du vin est de devenir du vinaigre et la vinification contrarie ce processus naturel, entre autre par l'ajout d' un certain nombre de produits. Mais alors quels sont les produits qui falsifient le vin. Citons ici Françoise Guilbert dont la thèse, Le pouvoir sanitaire, est la source principale de ce chapitre :

    Nommé comme expert dans une affaire de falsification de vin, le grand Vauquelin déclara au Tribunal Correctionnel que la denrée qu'il avait analysée contenait beaucoup de choses mais pas de vin. Cette absence, le grand chimiste l'avait reconnue à l'absence corrélative de tartre. Aussi le marchand de vins lança-t-il goguenard en sortant du procès qu'il avait perdu : «Je paierai l'amende sans regret ; car je ne saurais trop payer la leçon de chimie que je viens de recevoir. A l'avenir je ne fabriquerai plus de vin sans y mettre du tartre.»

  • Notons, pour illustrer la dimension que prit, au XIXe siècle, une fraude réprimée depuis l'antiquité, tout ce qu'on releva alors dans la fabrication du vin :de la litharge, des sulfates de fer et de zinc, de l'alun, de l'acide tannique, du chlorure de sodium, des glucoses, du plâtre, de la craie, de la soude, de la potasse, de l'acide salicylique et même du vitriol et de l'arsenic!

C - L'eau minérale

  • Bien que la chose puisse sembler paradoxale, la France est aussi une grande consommatrice d'eaux minérales (certains font remonter cela au culte des sources thérapeutiques chez les Gaulois). Jusqu'au XIXe siècle, l'accès à l'eau minérale était une sorte de pèlerinage thermal. Au moment même où le chemin de fer permettait un formidable développement du thermalisme, on vit aussi se produire le mouvement inverse : l'embouteillage et la distribution dans les villes (et particulièrement à Paris) des eaux minérales.
  • En 1885, des médecins, intrigués par l'inefficacité et dans certains cas par la nocivité des eaux qu'ils prescrivaient, demandèrent à l'administration parisienne de procéder à des analyses : on découvrit qu'une même eau pouvait présenter 24 compositions différentes.
  • La fraude pouvait être le fait des commerçants, mais il y avait aussi des compagnies concessionnaires d'eaux minérales, pour lesquelles la Seconde République avait inventé le périmètre de protection (étendu par la loi sanitaire de 1902 aux captages d'eau de consommation), dont le filon s'épuisait et qui étaient tentées de puiser dans une nappe d'eau ordinaire, voire d'eau polluée (la presse parla d'"eau de fumier"). La fraude fut à son paroxysme au début du XXe siècle, moment où de véritables usines d'eau minérale se développèrent à Paris. Quand le Service de répression des fraudes se mit à fonctionner (en 1907) on découvrit que les plus grandes marques d'eau minérale étaient falsifiées et distribuées, très cher, pour les plus grands restaurants parisiens.

D - Le pain

  • Que n'a-t-on pas mis dans le pain au XIXe siècle? Cela allait de la modeste fécule de pomme de terre jusqu'à cette poudre d'albâtre, récupérée chez des fabricants de pendules, qui fait se demander si, à un certain stade, l'art du fraudeur ne confine pas au génie.
  • Le pain étant taxé depuis la Constituante (et jusqu'au gouvernement de Raymond Barre, en 1976), l'enjeu était de produire le plus de pain possible avec la même quantité de farine pure. Outre les deux extrêmes que nous venons de définir, signalons la tentative de faire rendre plus à la farine avec du sulfate de cuivre ou de zinc. Finalement on s'en tint à un procédé archaïque, heureusement moins dangereux pour la santé publique : utiliser de l'eau dans laquelle on avait macérer du son et qu'on avait ensuite filtrée.

 

§ 2 - La répression

 

  • La répression de la falsification ne fut efficace qu'avec le début du XXe siècle. Notons d'abord le formidable recul qui marqua la période de la Révolution et de l'Empire.
  • Deux ans avant la Révolution de 1789, des lettres patentes avaient condamné à trois années de galères les falsificateurs de vin. Mais la Constituante proclama en 1791, la liberté du commerce et de l'industrie; Ce principe fondamental, et bien dans l'air du temps, évidemment admirable quand il permettait à un compagnon de s'établir là où les corporations avaient instauré l'hérédité dans la maîtrise, devenait détestable en prenant en considération la réaction des falsificateurs qui avaient jusque là rencontré, sur le chemin de leurs exactions, les multiples réglementation corporatistes.
  • En outre, la loi du 19 juillet 1791 réduisait la peine maximale encourue par les fraudeurs à une année d'emprisonnement. Dans un contexte de Blocus continental, où Napoléon ne voulait pas trop décourager les fabricants de produits de substitution, le Code Pénal de 181O (article 318) punissait au maximum d'un emprisonnement de deux ans les falsificateurs ayant introduit dans les boissons des mixtions nuisibles à la santé. Comme le relève si bien Françoise Guilbert, "le fraudeur qui mettait du plâtre dans le sel ou de l'albâtre dans la fécule ou de l'eau dans diverses denrées, pouvait plaider que les substances qu'il employait n'étaient pas, en elle-mêmes, nuisibles à la santé". En outre, il fallait, pour inculper un fraudeur, le prendre sur le fait de vendre une substance rendue dangereuse. Surtout, ceux qui fabriquaient les produits falsifiés n'étaient pas inquiétés quand on ne pouvait pas prouver qu'ils les avaient vendus.
  • A première vue, la loi du 27 mars 1851 sembla marquer un certain progrès. En plus des sanctions pénales, elle imposait la destruction des marchandises nuisibles et la publication du jugement dans la presse : ces pertes financières et, plus encore, cette atteinte à l'honorabilité (essentielle chez le commerçant), en un temps où la "réclame" connaissait son grand essor, tout cela semblait donner à la justice de quoi répondre à une industrie de la falsification en prise directe avec le progrès des sciences et techniques. En fait, le principal effet de la loi de 1851 fut de faire franchir à la fraude le stade industriel. La loi ne punissant que les vendeurs et non les fabricants, les folkloriques bricoleurs qui, par exemple, recoloraient le thé tombé dans la mer ou récupéré dans des restaurants, vont être remplacés par d'authentiques capitalistes de la fraude allant jusqu'à faire de la publicité pour leurs produits falsifiés et souvent dangereux. Signalons aussi que la justice, plus impressionnée par la personne d'un académicien que par celle d'un modeste hygiéniste, négligeait souvent le second, qui était pourtant le seul véritable spécialiste.
  • L'histoire moderne de la répression des fraudes date de la loi du 1er août 1905 et, dans son prolongement, de la mise en place, en 1907, d'une administration de la Répression des Fraudes (décret le 24 avril). Ici s'arrêterait la tâche de 'historien du droit s'il ne lui appartenait pas d'ajouter que la loi de 1905 fut le seul texte qui permit, en un premier temps, de sanctionner, au moins civilement l'abomination du sang contaminé.

 

¶ II - L'insalubrité de la viande

 

§ 1 - L'homme carnivore

 

  • Le fait de manger de la viande n'a jamais été une question simple, tant en Occident que dans les autres civilisations : la question diététique n'a jamais été totalement séparée d'interrogations philosophiques et religieuse. On feint aujourd'hui de n'aborder la question que sous l'angle scientifique, mais on serait fort étonné d'étudier les réactions des populations face à l'actuelle "crise de la vache folle". A l'instar de ce qu'on a entendu au début de l'épidémie de Sida, on pourrait entendre s'exprimer l'irrationnel, celui qui, plus ou moins clairement, dénonce la sanction surnaturelle consécutive à une violation de l'ordre naturel. Nous avons une nouvelle fois l'occasion de montrer que l'histoire de l'administration publique est loin d'être sans vie et sans âme.
  • La philosophie antique, dès le début de son histoire (Pythagore fut le premier qui fût appelé "philosophe") posa la question de l'alimentation carnée, particulièrement dans les sectes pythagoriciennes où l'on croyait en la réincarnation. A l'articulation du Ier et du IIe siècle de notre Ere, Plutarque résume bien les interrogations antiques, à la fois morales et diététiques, sur cette question. Le poisson est étranger à notre territoire de justice; on devrait donc pouvoir le manger sans arrière-pensée. Ne peut-on pas dire au contraire que sa totale extranéité l'empêche de nous faire du tort, alors que nos animaux domestiques peuvent ravager nos cultures? Et n'oublions pas l'aspect diététique : la chair du poisson est-elle adaptée à la reconstitution de notre chair animale? A ce mélange de morale et de diététique (qu'on retrouve chez les actuels végétariens), l'homme de l'antiquité ajoutait d'importantes préoccupations religieuses (même chez ceux qui ne croyaient pas en la réincarnation) : dans l'Antiquité, l'alimentation carnée eut toujours un aspect sacrificiel, car l'animal n'était pas simplement consommé, il était en outre partagé entre les dieux et les hommes.
  • Le Christianisme était censé régler tous les problèmes moraux et religieux en ce domaine. Il n'y avait plus d'autre sacrifice que celui de "l'agneau de Dieu", c'est-à-dire du Christ mangé, corps et sang, à l'occasion de la Communion eucharistique. Ceci signifiait d'abord que le retour à Dieu du sang animal (Dieu avait dit à Noé qu'il "demanderait compte de tout sang") n'était pas un principe chrétien et que seule subsistait l'autorisation donnée à Adam et Eve de manger les animaux "comme la verdure des plantes". Signalons cependant quelques indices de la survie de la culpabilité carnivore dans l'Occident chrétien, non seulement avec le développement simultané, au XIXe siècle, de la consommation de viande et des mouvements végétariens, mais aussi avec la règle de l'abstinence en certains jours de pénitence (notez, au regard de Plutarque, l'exception de ce qui vit dans l'eau), et le retour des céréales dans la rupture de jeûne ("déjeuner" ou "breakfast") : considérant qu'il y avait trop de bonnes chose d'origine animale dans ce repas (lait, oeufs, bacon, etc.), des fidèles d'une Eglise adventiste, dirigée par Will Keith Kellogg (1860-1951), créèrent dans le Michigan l'industrie des céréales de breakfast, dont les fameux corn flakes, destinée à préserver les Américains du péché de gourmandise et à améliorer leur santé. Au regard de l'alimentation carnée, il est décidément difficile de séparer la diététique de la morale et de la religion.

 

§ 2 - L'industrie carnivore

 

  • Le XIXe siècle vit la production et la consommation de viande augmenter considérablement, entre autres, comme on l'a vu, du fait de la disparition de la jachère, qui permit de consacrer de vastes surfaces à l'élevage et même de spécialiser certaines régions dans la production d'animaux de boucherie (apparition, en particulier, de la fameuse race charolaise). En outre, et malgré le développement corrélatif des mouvements végétariens, la doctrine des hygiénistes était que, pour lutter contre cette dégénérescence qui obséda tant la médecine du temps (entre autres en ce qui concerne le délabrement sanitaire du monde ouvrier), le développement de l'alimentation carnée une sorte de greffe de viande saine en remplacement d'une chair usée.
  • Encore fallait-il distribuer une viande réellement saine. Sous l'Ancien Régime, on craignait surtout les maladies du porc (le porc ladre fut longtemps le synonyme de la viande malsaine) ; on interdisait aussi la viande chevaline (interdiction qui ne fut levée qu'en 1866), à l'origine pour des raisons philosophico-religieuses (animal proche de l'homme) et aussi parce qu'on craignait beaucoup qu'il ne s'agisse d'une carcasse d'équarrissage. Mais, dans les centres urbains de la société industrielle, toute viande pouvait ,devenir suspecte. A la campagne, et dans la plupart des villes de province, il était possible de surveiller l'approvisionnement du boucher. A Paris aussi, lorsque, avant la Révolution, les bouchers abattaient dans le quartier Saint Jacques, les consommateurs pouvaient contrôler, à peu près comme en province, les arrivages d'animaux. Comme cette pratique était détestable au regard de la protection de l'environnement, l'administration parvint, à la suite de la Révolution et de l'Empire, à repousser en banlieue les tueries privées et à mettre en place des abattoirs publics où les bêtes à abattre étaient soumises à un contrôle sanitaire. Les abattoirs publics étaient à l'évidence le meilleur choix au regard de la santé publique. Encore fallait-il qu'ils soient en nombre suffisant et que, dans un second temps, la loi interdise les tueries privées. Un tel programme exigeant des moyens et du temps, on vit d'abord les animaux malades prendre le chemin des tueries privées : à Bucarest, la décision d'indemniser les propriétaires de bêtes déclarées impropres à la consommation, avait ainsi fait passer de 2 à 30 % la quantité de bêtes tuées par les abattoirs publics.
  • Notons aussi que si le XXe siècle se termina en inscrivant parmi ses angoisses celle de la "vache folle", le XIXe siècle vit apparaître la notion de "vache enragée" pour désigner un temps de l'existence où l'on devait s'alimenter comme les pauvres (ces derniers étant soumis à ce régime pendant toute leur existence). En effet, faute de pouvoir en un premier temps supprimer les tueries privées, l'administration s'efforça d'empêcher la distribution de la viande malsaine. En fait, non seulement, la viande malsaine pouvait franchir la barrière poreuse des octrois (douanes fiscales urbaines), entre autres par un colportage manuel plus ou moins toléré, mais, surtout, l'accroissement de la population pauvre des banlieues mit en contact direct les tueries d'animaux malsains et une population de consommateurs peu regardant.
  • La solution était non seulement de développer les abattoirs publics, mais encore d'ajouter des mesures interdisant les tueries privées partout où les abattoirs publics suffisaient à la tâche. Une ordonnance de 1838 avait établi que la construction d'un abattoir entraînait l'interdiction des tueries privées dans la "localité" où il avait été établi. Mais que fallait-il entendre par "localité", une commune où simple lieu-dit? A l'issue d'une bataille judiciaire qui avait violemment opposé le maire de Clichy, soutenu par les hygiénistes, et les tueries privées (en fait le lobby des bouchers), un décret en Conseil d'Etat établit, en 1894, qu'il appartenait au préfet de définir, au moment de l'ouverture d'un abattoir public, le territoire où s'appliquerait l'interdiction des tueries particulières.
  • Désormais, il fallait inciter les municipalités à créer des abattoirs publics. C'est ce qui fit la loi sanitaire de 1902, en autorisant les communes à percevoir des taxes d'abattage.
  • On le voit, à une échelle moindre mais avec une problématique identique (lois du marché contre santé publique), tous les éléments qui firent la "crise de la vache folle" étaient déjà réunis au XIXe siècle.


Plan du cours