Eric Heilmann

Le bertillonage et les stigmates de la dégénérescence

traduction de l'article paru en allemand sous le titre : "Die Bertillonnage und die Stigmata der Entartung" dans :

 

Kriminologisches Journal

(1994, vol. 1, pp. 36-46)

© Eric Heilmann 1994

 

 

"Après Morel, la société connaît le nom de son ennemi"
Gennil-Perrin (1913)

Issue des idéaux révolutionnaires de 1789, l'idée de la perfectibilité de l'homme est à la base de la doctrine du progrès qui anime la pensée scientifique du XIXème siècle. Ecoutons Pierre Larousse :

"Le monde est en marche vers le bien. La foi à la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C'est là une croyance qui trouve peu d'incrédules. Le progrès n'est pas seulement dans l'individu ; mais il est encore, et par suite, dans le genre humain. Il est la loi même de l'espèce. Nous devons tenir pour la véritable foi cette foi au progrès qui soutient notre marche. Croyons au progrès, sans le scinder ; au progrès un, dans lequel tous les progrès se tiennent. C'est la foi de notre âge et c'est la bonne".(1)

Toutefois, tous les médecins de l'époque s'accordent pour affirmer qu'il existe un individu capable d'enfreindre cette loi (ou d'ébranler cette foi) : cette menace, c'est le "dégénéré" qui la fait peser sur l'espèce humaine.

Très tôt dans le siècle, des hygiénistes (comme Parent-Duchatelet ou Villermé) avaient donné l'alerte et commencé à détecter les dangers incarnés par "l'homme-nuisance".(2) Mais il faudra attendre qu'un médecin aliéniste, B. A. Morel, publie une synthèse des travaux effectués jusque là, pour que les causes et les effets du mal soient systématiquement analysés. En présentant le Traité des dégénérescences de Morel à la société médico-psychologique, Buchez souligne d'emblée l'originalité du travail de l'aliéniste :

"L'on n'a la perception claire de la dégénérescence de l'individu et de l'espèce dans l'humanité qu'en acquérant celle de leur progressivité. L'idée de perfectibilité définit celle de dégradation par son opposition même. (...) Les savants qui ont démontré la possibilité de la progression anthropologique ont, de toutes manières, bien mérité de la science : ils ont donné une base certaine à une idée philosophique d'une portée immense (...) Mais à côté de ces travaux qui démontrent qu'il y a un type du bien, un type du mieux, un idéal normal dont l'homme peut s'approcher et qu'il peut atteindre, il fallait un autre travail qui démontrât que l'homme peut aussi s'éloigner de ce type, et comment il peut s'en éloigner. Celui-ci est le complément des autres, et s'il m'est permis de le dire, l'un est la vérification de l'autre. C'est ce travail que Morel a entrepris et dont je dois rendre compte".(3)

Ce que Morel donne à voir dans sa théorie de la dégénérescence, c'est donc la face négative de la doctrine du Progrès.

Il souligne tout d'abord que les causes de la dégénérescence (définie comme "une déviation maladive du type normal de l'humanité"), qu'elles soient d'ordre physiologique ou d'ordre moral sont toujours solidaires. Il remarque surtout que ces causes, "en s'irradiant dans la famille et dans la société", parviennent "à créer des races maladives et à constituer pour les nations un danger relatif non moins sérieux que celui qui pèse sur l'individu". "L'être dégénéré, dit-il, devient non seulement incapable de former dans l'humanité, la chaîne de transmissibilité d'un progrès, mais il est encore l'obstacle le plus grand à ce progrès, par son contact avec la partie saine de la population".(4) Comme un héritage donc, les causes de la dégénérescence se transmettent et sont un obstacle majeur à la perfectibilité de l'homme.

S'appuyant sur des considérations biologiques, comme on vient de le voir, mais aussi philosophiques et théologiques, Morel en vient à lancer à ses collègues, un véritable appel à la mobilisation générale. Ces quelques lignes tirées de son Traité sont particulièrement instructives :

"La solidarité des causes dégénératrices ne fait plus pour moi un sujet de doute, et ce livre est destiné à démontrer l'origine et la formation des variétés maladives dans l'espèce humaine. Il m'est impossible désormais de séparer l'étude de la pathogénie des maladies mentales de celle des causes qui produisent les dégénérescences fixes et permanentes, dont la présence, au milieu de la partie saine de la population, est un sujet de danger incessant. S'il en est ainsi, le traitement de l'aliénation mentale ne doit plus être regardé comme indépendant de tout ce qu'il est indispensable de tenter pour améliorer l'état intellectuel, physique et moral de l'espèce humaine. La conséquence est rigoureuse et c'est dans le sens de ce traitement, compris à un point de vue médical, plus large, plus philosophique et plus social, que se dirigera dorénavant toute l'activité de mes investigations thérapeutiques. (...) Mes v ux seront atteints du jour où je verrai se grossir le nombre des médecins dont les efforts auront pour but l'amélioration intellectuelle, physique et morale de l'Espèce humaine."(5)

Morel veut donc agrandir le cadre trop étroit où se meut jusqu'alors la médecine, et invite les praticiens à dépasser la relation médecin-patient traditionnellement individuelle. Pour ce faire, d'une part, il avance toute une argumentation savante (les causes dégénératrices sont solidaires et héréditaires), pour convaincre ses collègues (si ce n'est pas déjà fait) de l'urgence qu'il y a à traiter les maux du "corps social" dans son ensemble, et d'autre part, il établit les repères, les "stigmates de la dégénérescence", nécessaires pour leur permettre de désigner ceux qui menacent l'espèce humaine.

Dégénérescence et hérédité


Relevons simplement ici que la notion empirique d'hérédité (transmission "verticale" de la dégénérescence de l'individu à son descendant) se croise en réalité avec celle de contagion (transmission "horizontale" de l'individu à l'espèce) pour soutenir l'idée que les dégénérés représentent un danger pour tout le corps social. En effet, la transmission se fait à la fois dans le temps (de génération en génération) et dans l'espace (d'un membre du corps social à l'ensemble de la société).

Notons également que, pour Morel, c'est la même loi biologique qui, liant l'individu à l'espèce, en fait, en le déliant de l'espèce, un danger pour elle. En effet, de la même façon que le progrès, hérédité positive, produit le bien comme tendance normale de l'espèce (l'espèce rassemblée, faite une, en marche vers la perfection), la dégénérescence, hérédité négative, propage le mal comme attribut anormal de l'individu (l'individu déviant de ce bon sens).

Le dégénéré présente finalement cette caractéristique essentielle de pouvoir se décliner en séries interchangeables, toutes génériquement marquées du même sceau. Elles constituent des "races maladives", écrit Morel, des populations dangereuses ou "avariées" comme l'écriront certains : les criminels (Lombroso), les aliénés (Moreau de Tours), les alcooliques (Martin), les névropathes (Féré), et même les intellectuels "fin de siècle" (Nordau).

De fait, la puissante expension de la théorie de la dégénérescence (sa puissance de contagion pourrait-on dire) ne se limitera pas seulement à la psychiatrie où elle est devenue un élément de la conscience quotidienne de l'aliéniste, elle étendra aussi son influence dans toute la médecine, comme en témoigne l'intense activité des hygiénistes. On sait également de quelle façon ce concept de dégénérescence (qui a partie liée avec celui d'évolution) a migré des sciences médicales vers les sciences sociales (sociologie, anthropologie, politologie, esthétique, etc.), nous n'y reviendrons pas ici.(6)

Le dépistage de la dégénérescence


Reste à savoir comment repérer, dans le continuum biologique de l'espèce humaine, les individus dangereux ou les êtres "avariés", des autres hommes ; comment distinguer les "races maladives" ou les "ennemis publics", du reste de la population ? Morel s'interroge en ces termes : "comment l'idée médicale de la dégénérescence peut-elle se transformer en ces notions vulgaires également compréhensibles, et pour ceux qui sont initiés à la science médicale, et pour ceux qui possèdent les moyens et le pouvoir d'appliquer les principes hygiéniques et prophylactiques qui se déduisent de nos études."(7)

C'est là tout le sens de la recherche minutieuse des "stigmates de la dégénérescence" qui, à partir de Morel, prend tant d'importance. La présence de ces signes objectifs vise en effet à caractériser de façon quasi spécifique tel ou tel type de dégénéré (l'alcoolique, l'hystérique, le criminel, etc.) :

"La constance et l'uniformité des déformations physiques chez les êtres dégénérés, écrit Morel, indiquent la préexistence de causes qui agissent d'une manière invariable et qui tendent à créer des types à forme déterminée. La description de toutes les variétés qui s'éloignent du type normal de l'humanité ne pourra être complétée, je le sais, que par la généralisation de cette étude. Toutefois, je pense avoir déjà accumulé assez de faits pour établir d'une manière irréfragable qu'il existe entre les races naturelles et les variétés dégénérées des caractères distinctifs, fixes et invariables."(8)

Un atlas illustré vient étayer les premières descriptions de Morel. Ainsi par exemple, parmi "les conformations vicieuses de la tête", celle de J.-B. dont le front est petit, étroit et singulièrement proéminent, désigne l'existence de "caractères indomptables et de tendances mauvaises" (planche X - fig. 2). A l'inverse, celle de N. dont la partie postérieure est applatie, désigne l'existence d'un "caractère inoffensif", un être étranger aux "tendances nuisibles et érotiques" (planche IX - fig. 3).

Les aliénistes de l'école de Morel vont poursuivre l'étude des stigmates de la dégénérescence, analysant aussi bien ses signes physiques que psychiques. Martin Stigelin note justement que l'utilisation, dans les hôpitaux, de la photographie va permettre de poursuivre avec minutie la scrutation du corps humain.(9) C'est ainsi que l'examen du "faciès pathologique" de chaque affection nerveuse est entrepris à Paris à la Salpêtrière dans un atelier de photographie rattaché au service de Charcot (1878). Il est confié à Albert Londe qui s'explique sur l'importance de l'iconographie psychiatrique :

"Il est certaines affections qui donnent au malade une physionomie toute spéciale, qui ne frappe pas l'observateur dans un cas isolé, mais qui devient typique si on la retrouve chez d'autres personnes atteintes de la même maladie. La comparaison de photographies prises parfois à des années de distance permet, comme l'a fait le professeur Charcot, de décrire le faciès propre à telle ou telle affection du système nerveux. Ce résultat est important car le type, une fois défini, reste gravé dans la mémoire et il peut dans certains cas être précieux pour le diagnostic."(10)

C'est un médecin italien, Lombroso, qui poussera le plus loin l'étude du "faciès pathologique" du criminel (1876). Il affirme que le dégénéré, incarnant un type spécial (le "mattoïde"), marqué de nombreux stigmates anatomiques et physiologiques, est voué fatalement au crime et à la déliquance par son organisation biologique. Lombroso aboutit à cette conclusion après avoir procédé à l'examen anthropométrique, médical et psychologique de plusieurs milliers délinquants vivants, puis comparé ces mesures à celles de crânes de malfaiteurs morts. Le "type criminel" est né, et porte à même le corps les signes de sa "folie morale" (c'est-à-dire de l'absence des prédispositions qui l'auraient rendu accessible aux sentiments moraux).(11) Ajoutons encore que les stigmates relevés par Lombroso comprennent également un ensemble de caractères sociaux : il mettra en particulier l'accent sur l'argot des criminels (une langue qui leur est propre) et sur les tatouages (qui témoigne de leur insensibilité à la douleur et de leur goût atavique pour l'ornement).

Cette théorie rencontre, en Italie comme en France, toutes les faveurs des psychiatres qui étudient les rapports du crime et de la folie. Ainsi par exemple Féré, dès les premières pages de La famille névropathique , cite Lombroso pour affirmer que "le vice, le crime et la folie ne sont séparés que par les préjugés sociaux ; ils sont réunis aussi bien par leurs caractères psychologiques et morphologiques que par leur hérédité."(12) Plus loin, il précise :

"A la santé héréditaire correspond la beauté physique, à l'hérédité morbide correspond la laideur physique ; et on peut dire que la laideur physique accompagne au moins aussi souvent les dégénérescences intellectuelles que les dégénérescences somatiques, pour la bonne raison que l'une nécessite l'autre. Et parmi les maladies intellectuelles, nous comprenons la criminalité, qu'il est impossible de distinguer de l'aliénation : les criminels sont des dégénérés qui, à quelque âge qu'on les considère, ne diffèrent des autres ni par leurs caractères biologiques ni par leurs caractères anatomiques. Même lorsqu'il ne porte aucune malformation grossière extérieure, par le seul fait qu'il se montre incapable des adaptations héréditaires, le criminel doit être considéré comme un tératome."(13)

Vient ensuite un tableau exhaustif et illustré des stigmates de la dégénérescence ("les signes de dissolution de l'hérédité") car, écrit Ferré, "ce qu'il importe le plus de rechercher pour dépister la prédisposition, ce n'est pas l'hérédité mais les signes objectifs de la dégénérescence".


Complétés par ceux de ses disciples italiens (Ferri, Garofalo), les travaux de Lombroso font toutefois l'objet d'une controverse avec les tenants de l'Ecole française du milieu social (Joly, Tarde, Lacassagne). Pour ces derniers, l'accent doit être mis, moins sur les facteurs héréditaires, que sur le rôle de l'environnement social dans lequel naît et vit le délinquant. La criminalité, écrit Tarde, est le fait d'une "corporation délinquante" qui se recrute et s'étend par un processus de "contagion imitative". Le criminel reste donc un agent pathogène dont l'existence menace le corps social, comme en témoignent encore ces propos de Lacassagne -- "le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité ; le microbe, c'est le criminel" -- ou ceux de Bertillon expliquant que son système signalétique est destinée à combattre, "la classe des récidivistes, ces chevaux de retour contaminés plus profondément". On retrouve finalement un des axes du chiasme de la dégénérescence, celui, horizontal, de la contagion (ou de la "transmission par l'exemple" comme l'écrit encore Morel). Que le délinquant ne soit plus le produit d'une fatalité héréditaire, mais issu d'une catégorie professionnelle, n'entame donc en rien le concept du "type criminel".

Toutes ces thèses auront des échos prolongés, non seulement dans la littérature populaire et la presse qui célèbrent les adversaires résolus de "l'armée du crime", mais aussi auprès du législateur qui, l'articulant avec une véritable nosographie des délinquants, tente de définir une nouvelle hiéarchie des mesures pénales. Plus profondément, la nouvelle criminologie et l'anthropologie criminelle inspirent un véritable réaménagement du système de la vérité judiciaire. La prééminence des preuves personnelles (l'aveu ou le témoignage) est remise en cause pour accorder une place croissante à l'analyse, réputée objective, des indices. La culpabilité d'un délinquant est établie "scientifiquement" comme l'écrit P. Garraud (1913), c'est-à-dire :

"par la réunion et l'évaluation méthodique des constatations expérimentales sur les circonstances matérielles du délit (preuves physiques, chimiques, mécaniques, calligraphiques, professionnelles, toxicologiques, etc.) et, surtout, par les preuves individuelles et sociales relatives à la personne du délinquant (preuves anthropologiques, psychiques, psychopathologiques, etc.)."(14)

Désormais, ajoute-t-il, ce qui importe au regard de la loi pénale, c'est "le danger social qui se manifeste par les antécédents du délinquant, sa vie et sa personnalité entière." Or c'est précisément le bertillonnage qui offre à l'institution judiciaire les moyens de cette consignation systématisée des antécédents des délinquants et des éléments de "leur personnalité entière".

Le bertillonnage ou la construction d'une figure idéale de "l'homme criminel"


Le système élaboré par Bertillon combine plusieurs techniques. L'anthropométrie est basée sur la mensuration de certaines parties du corps humain, la valeur et la précision de cet ensemble de mesures devant conférer à chaque individu une identité invariable et facilement démontrable.(15) La photographie permet de produire instantanément et de fixer durablement l'image d'un délinquant. Elle devient "judiciaire" car les procédures de prises de vue sont désormais codifiées : un dispositif fixe assure l'uniformité de la pose, de l'éclairage et de l'échelle de réduction, l'usage du portrait de profil est rendu impératif (Bertillon considère que la figuration latérale est la seule à donner "la plus exacte coupe anatomique de l'individualité") et un nouveau rétrécissement du cadrage est opéré. Le "portrait parlé" peut se définir comme un nouveau mode de signalement : grâce un processus de parcellisations successives, chaque organe du visage est décomposé en caractères élémentaires ; sans recourir à aucun instrument, ses caractéristiques sont ensuite systématiquement relevées, codées et enregistrées sur une fiche signalétique. Le relevé des marques particulières (les cicatrices, les tatouages, les grains de beauté) consiste à localiser, sur la surface du corps du délinquant, des "points de détail, comme l'écrit Bertillon, qui suffisent pour affirmer l'identité d'un délinquant et le distinguer de ses semblables".

Remarquons tout d'abord que, contrairement à ses prétentions (et à une idée encore largement répandue aujourd'hui), Bertillon n'est pas le premier à avoir effectué des mesures anthropométriques sur des délinquants, ni même le premier à avoir intégré ce procédé ainsi que le relevé des marques particulières et la photographie signalétique, à un système global d'identification : les médecins, les psychiatres en particulier, ont systématisé toutes ces opérations depuis plus d'un quart de siècle.

Il faut également souligner que les procédés du bertillonnage ne sont qu'une traduction, parmi d'autres, de toutes les entreprises de cette fin de siècle dont l'objet est de connaître et de traquer la fraction dégénérée du corps social. Chez Morel, le repérage de la tare à travers le symptôme physique ou moral individuel s'étend au repérage de la dégénérescence comme qualification d'un certain nombre d'individus répartis en sous-groupes, en "races maladives". Chez Bertillon, l'identification d'un criminel, à travers le relevé des marques particulières notamment, s'étend au repérage de la déviance comme qualification d'une variété humaine dégénérée, celle des criminels. Locard, fidèle exégète de l' uvre de Bertillon et directeur du laboratoire de police scientifique de Lyon, reconnaît lui-même :

"[que] Parmi les trois catégories de marques particulières à relever comme signes d'identité , les grains de beauté, les cicatrices et les tatouages, l'étude de ce dernier signe est la préoccupation spéciale du policier amoureux de son art. Si, en Angleterre et au Japon, le tatouage a pu être l'apanage des classes aristocratiques, il n'en est pas de même chez nous. Importé de Polynésie, à la suite des voyages d'exploration du XVIIIème siècle, le tatouage est devenu l'insigne professionnel des apaches."(16)

Il est encore intéressant de relever, s'agissant du "portrait parlé", le commentaire que Bertillon apporte à la description de sa méthode. Il demande aux policiers d'être particulièrement attentifs à l'organe auditif externe car, je cite :

"l'oreille, grâce à ces multiples vallons et collines qui la sillonent, est le facteur le plus important au point de vue de l'identification. Immuable dans sa forme depuis la naissance, réfractaire aux influences de milieu et d'éducation, cet organe reste, durant la vie entière, comme le legs intangible de l'hérédité et de la vie intra-utérine."(17)

Comme en écho, à quelques années de distance, Locard ajoutera ceci :

"Un policier qui sait son état ne perd pas son temps à dévisager l'homme à reconnaître : il regarde son oreille gauche. En une seconde il est fixé. J'ai connu un criminel de marque qui n'avait plus d'oreille gauche. Il ne s'en était pas défait sans raison"(18)


Il s'agit donc bien, à la fois de reconnaître pour identique, un individu à lui même, mais aussi, un individu à une classe présentant les mêmes caractères. Ces deux aspects sont indissociables car les marques (ou les stigmates) permettant d'établir l'appartenance d'un individu à une catégorie présupposée déviante (identité de criminel) sont autant d'indices pouvant servir à définir sa propre identité (identité du criminel). L'examen policier rénové par Bertillon a conforté, voire légitimé, le déterminisme de "l'homme criminel", réduit par les tenants de cette théorie à une figure abstraite et idéale.(19) Le sujet, au sens psychanalytique du terme, s'efface derrière la figure emblématique du criminel.

En définitive, le bertillonnage condense de la façon la plus subjective tous les postulats propres aux théories de la prédisposition criminelle. En témoigne encore cette dernière rubrique, d'un "grand intérêt signalétique" précise Bertillon, de la fiche individuelle sur laquelle le policier doit livrer son "impression générale" et résumer ainsi ce qui ressort "de la race, de la nationalité et des antécédents sociaux" du délinquant.(20) La subjectivité du policier se substitue à celle, effacée, du délinquant.

Conclusion : l'affaire Dreyfus


Il est utile d'évoquer ici le rôle de Bertillon au cours de l'affaire Dreyfus. A la fin du mois de septembre 1894, les services de renseignements français interceptent un document qui va devenir célèbre sous le nom de "bordereau". Il s'agit d'une lettre non signée annonçant à un attaché militaire allemand l'envoi de documents français confidentiels. Le 15 octobre, un certain capitaine Dreyfus est arrêté et accusé d'avoir rédigé ce bordereau. A la fin du mois de décembre, le premier conseil de guerre de Paris juge à huis clos le capitaine. Cinq experts en graphologie sont conviés à se prononcer sur la paternité du bordereau, et parmi eux, Bertillon. Après quelques hésitations, il énonce un invraisemblable verdict : Dreyfus est non seulement un espion à la solde de l'Allemagne mais un imposteur. S'il existe des différences notoires entre le texte du bordereau et le graphisme des lettres du capitaine, c'est que Dreyfus a falsifié sa propre écriture : toujours dans sa perspective anthropométrique, Bertillon considère en effet que les détails de l'original sont les indices révélateurs d'une manipulation.(21)

L'antisémitisme notoire de Bertillon n'explique pas à lui seul cette retentissante erreur. Locard écrit en 1920 :

"Ce grand esprit, ailleurs si judicieux, croyait fermement à la culpabilité de Dreyfus. Il y croyait a priori. Il ne cherchait pas la solution du problème ; il l'avait en lui, puisqu'il avait la foi. Il cherchait seulement les arguments propres à rendre sensibles aux juges les dogmes qu'il avait charge de défendre. Etat de conscience le plus redoutable qui puisse obnubiler un homme en quête de vérité."(22)

Le raisonnement de Bertillon est absurde puisqu'il prétend, par avance, qu'un innocent est un coupable qui efface intentionnellement les traces d'un crime qu'il n'a pas commis. Son argumentation trouve sa logique à la seule condition d'admettre pour point de départ ce qu'elle était censée établir : la culpabilité du prévenu.

De fait, cette expertise n'est-elle pas l'expression la plus extrême du système de pensée de Bertillon qui a pu s'organiser à partir du postulat du coupable désigné, ou, comme l'on dit à l'époque, du "criminel-né" ? L'indexation des traits distinctifs opérée par la photographie judiciaire, le primat accordé à l'apparence anatomique dans le procédé anthropométrique, comme l'inspection systématique de la morphologie du visage dans celui du "portrait parlé", peuvent servir non seulement à identifier un individu, mais aussi à localiser, à isoler, et à répertorier, sur son corps, les caractères génériques de sa déviance. Mais face à Dreyfus, Bertillon semble un instant désemparé. Dreyfus n'a manifestement pas le physique de l'emploi. Qu'à cela ne tienne, sa tête d'innocent, comme son écriture, trahit son infamie.

Notes

(1) Extrait de son article "Progrès" in Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle , Paris, 1865.
(2) Voir Guilbert F., Le pouvoir sanitaire. Essai sur la normalisation hygiénique , Thèse de droit, Strasbourg, Université Robert Schuman, 1992.
(3) cité par Zaloszyc A., Eléments d'une histoire de la théorie des dégénérescences dans la psychiatrie française , Thèse de médecine, Strasbourg, Université Louis Pasteur, 1975, p. 150.
(4) Morel B.-A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine , Paris, 1857, p. 7.
(5) Morel B.-A., ibid , p. 637 et p. 650.
(6) Relevons simplement, comme l'a fait récemment J.-B. Baud, que si les médecins n'ont pas pris, à la fin du XIXe siècle, la place (laissée vacante par les prêtres) qu'ils réclamaient auprès du pouvoir, la médecine, elle, l'a occupée : cela signifie que la langue du pouvoir n'a cessé de se nourrir alors d'un vocabulaire médical "laissant entendre que certaines mesures administratives et politiques [en particulier de politique criminelle] ne devaient pas être soumises à des considérations juridiques, morales ou religieuses quand il en allait de la survie d'une collectivité humaine" -- cf. Baud J.-P., "Genèse institutionnelle du génocide", in Olff-Nathan J. (ed.), La science sous le Troisième Reich. Victime ou alliée du nazisme ? , Paris, Seuil, 1993 ; voir aussi Krams-Lifschitz A., "Dégénérescence et personne, migrations d'un concept au XIXe siècle", in Novaes S. (ed.), Biomédecine et devenir de la personne , Paris, Seuil, 1991 ; Rausky F., " Fin de siècle et fin de race dans la théorie de la dégénérenscence de Max Nordau", in OLENDER M. (ed.), Le racisme, mythes et sciences , Bruxelles, Complexe, 1981.
(7) MOREL B.-A., op. cit. , p. 364.
(8) MOREL B.-A., Atlas - Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine , Paris, 1857, p. 5.
(9) STINGELIN M., "Der identifizierende Blick von Polizei und Psychiatrie", in BUSCH B. et al., Fotovision. Projekt Fotografie nach 150 Jahren , Hannover-Zürich, Sprengel Museum Hannover, 1988 ; du même auteur, "Der geborene Verbrecher. Physiognomik, Kriminalpsychologie und Kriminalanthropologie", Basler Magazin , n 22, juin 1991, pp. 6-7.
(10) LONDE A., La photographie médicale , Paris, Gauthier-Villars, 1893.
(11) LOMBROSO C., L'homme criminel , Paris, Alcan, 1887 -- sur les travaux de Lombroso et son influence, voir en particulier DARMON P., Médecins et assassins à la Belle Epoque , Paris, Seuil, 1989 ; Gould S. J., La mal-mesure de l'homme , Paris, Ramsay, 1983 et Tort P., "L'histoire naturelle du crime", in La raison classificatoire (quinzième étude), Paris, Aubier, 1989.
(12) FERE Ch., La famille névropathique , Paris, Alcan, 1898 (2e éd.), p. 35.
(13) FERE Ch., ibid , p. 236.
(14) cité par PHELINE Ch., L'image accusatrice , Paris, Les cahiers de la photographie, 1985, p.58.
(15) cf. Becker P., "Vom Haltlosen zur Bestie. Das polizeiliche Bild des Verbrechers im 19. Jahrhundert", in Lüdtke A., Sicherheit und Wohlfahrt. Polizei, Gesellschaft und Herrschaft im 19. und 20. Jahrhundert , Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1992, pp.97-132.
(16) LOCARD E., La police. Ce qu'elle est, ce qu'elle devrait être , Paris, Payot, 1919.
(17) BERTILLON A., La photographie judiciaire , Paris, Gauthier-Villars, 1890.
(18) LOCARD E., ibid , 1919.
(19) Voir également, BECKER P., "Randgruppen im Blickfeld der Polizei. Ein Versuch über die Perspektivität des praktischen Blicks ", Archiv für Sozialgeschichte , n 32, 1992, pp. 283-304.
(20) BERTILLON A., Identification anthropométrique. Instructions signalétiques, Melun, Imprimerie administrative, 1893.
(21) voir BREDIN J.-D., L'affaire , Paris, Julliard, 1983.
(22) LOCARD E., L'enquête criminelle et les méthodes scientifiques , Paris, Flammarion, 1920.

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